Lo, royaume tibétain



Devant nous, le lit de la Ghali Kandaki s'étire comme un ruban blanc cisaillant l'espace montagneux. Derrière, Jomsom et son minuscule aéroport n'est déjà plus qu'un souvenir que l'ombre des Annapurnas efface. Le pas mal assuré sur les galets, bousculée par les rafales du vent glacial, aveuglée par les poussières, la caravane d'hommes et de bêtes remonte le cours d'eau. Kagbeni, porte du royaume de Lo accueille notre premier bivouac. Dans une minuscule arrière-cour que nous partageons avec une vache et son veau nous plantons le camp. 
[...] Nous grimpons à présent à flanc de la rivière, dans les sédiments amoncelés depuis la nuit des temps en un "pouding" de sable et de galets. Le terrain, instable, joue avec la pente et précipite le sentier quelques dizaines de mètres plus bas dans la rivière quand vient enfin le pont qui nous permet de passer en rive droite. Une rude grimpée et nous voici déjà à plus de 3000m, Chele. Des pieux fichés dans la falaise sur lesquels s'appuie un entrelacs de branchages étayent à présent le chemin en escalier... Difficile d'imaginer que des siècles de caravanes de sel, de thé, se sont ici succédé en cortèges d'ânes, de poneys ou de yack, défiant le vide, le vent et la neige. So-soho! A plus de 4000m, du sommet du Nyi La, nous rendons hommage aux dieux de la montagne, une pierre déposée sur le cairn. Les vents furieux agitent d'innombrables drapeaux à prières et véhiculent les mantras Om mane padme om aux quatre coins du Monde. Au loin, Ghemi et les falaises rouges de Dhakmar. Ici, la tradition veut que Padmasambhava, "évangélisateur bouddhiste" du Tibet, ait vaincu un monstre qui terrorisait les paysans. Du combat titanesque il reste le sang épandu sur les falaises rouges de Dhakmar, les entrailles de la créature terrifiante pétrifiées et transformées en un long mur à mane à Ghemi et le monastère de Lo Gekar érigé au VIII° siècle à la mémoire de cet évènement. Là haut, invisibles dans le ciel, les grues demoiselles passent les hauts sommets himalayens pour rejoindre leurs quartiers d'hivernage, tandis que leur sculpture accompagne le Bouddha sur le dernier chorten monumental avant Lo Manthang. Lo Manthang, capitale minuscule et fortifiée d'un royaume tibétain méconnu s'ouvre à nous. On y pénètre au compte-goutte, invités au cœur du palais royal pour une brève entrevue avec le Roi. La vie ne semble pas y avoir changé depuis le Moyen-age, le confort y est sommaire, les moinillons récitent leurs leçons, un homme y pile de l'encens, les femmes lavent le linge dans la rivière, trient les céréales ou rincent les graines de moutarde dont elles tireront l'huile.Les jours s'égrènent rapidement dans ce monde hors du temps et il nous faut déjà reprendre la route retour. Nous quittons, le temps d'une journée, la voie des caravanes pour plonger au fond de la vallée de la Ghali Kandaki. Dans un paysage rongé par l'érosion, aux ocres jaune-rouilles-rouge jouant avec les nuances de blanc-nacre des argiles et des gris des "puddings" le sentier se rit de la verticalité. A flanc de précipice, glissant dans le vide nous atteignons le village de Dhi. Là le chemin se perd dans la rivière qu'il faut traverser à cinq reprises, dans une eau glaciale... De gorges profondes en cols aériens nous poursuivons au travers de paysages uniques, steppes d'altitudes, bois de genevriers, torrents dévalant les pentes herbeuses, falaises de calcaire ou de grès... Nous marchons les yeux fixés sur les Anapurnas étincelants de neige et les pieds dans la poussière des chemins. Partout, le bouddhisme tibétain fervent a laissé son empreinte; ici un chorten, un mur à Mane, là une gompa ou un drapeau à prières. Et chaque jour, tandis que se couche le soleil, nous regagnons de minuscules villages où, abrités par les familles Lo-pa nous nous régalons d'un Dhal Bat, le plat de riz et de lentilles traditionnel, chaque jour plus épicé (!). Voici le dernier col à plus de 4100m, derniers instants merveilleux au coeur du royaume de Lo. Tandis qu'un Gypaëte nous couvre de son ombre, se dessine à l'horizon la cité sacrée de Muktinath, au pied du Thorong La, le col mythique du tour des Anapurnas. Au silence des derniers jours succède la foule des pèlerins hindous et boudhistes, aux sourires des enfants la convoitise des commerçants, au calme du sentier à nous seul réservé, la foule des grands treks ... Dans un tourbillon de poussières apparaît Jomsom, le voile se pose, comme sur un rêve, sur mon expérience au coeur d'un Tibet intemporel et pourtant si fragile.