Spitzberg - Baie du Roi en kayak et côte Nord-Est à voile


Un brouillard épais a englouti le paysage. Rien ne se détache, pas même les quelques baraquements de la station scientifique de Ny Alesund, situés pourtant à moins de deux kilomètres. A peine une lueur blanche, lointaine, fait-elle soupçonner les glaciers géants qui nous entourent. Du camp on distingue les quatre tentes, posées sur la toundra maigre que les névés fondants ont dégagée. Ca y est, nous y sommes! Là, haut, tout en haut du planisphère, bien au-delà du cercle polaire arctique, si près du pôle nord.



Première nuit, première garde à l'ours. Eh oui, l'arctique c'est, étymologiquement, le royaume de l'ours, le blanc, le super-prédateur. Nulle raison de faire une psychose mais bien des raisons de se comporter prudemment sur son territoire, car rien ne l'empêcherait d'inscrire l'un de nous cinq à son menu, juste pour goûter. Les quarts de veille sont une de ces précautions. Mais dans ces brumes épaisses, allez voir un ours!

Une nuit de sept heures et demi tous les quatre jours et, pour le reste, des nuits de cinq heures. Nous sommes peu nombreux et les quarts amputent notre sommeil. Ajoutez à cela le vent et le thermomètre qui peine à décoller du zéro et vous comprendrez que les corps sont soumis à rude épreuve. Mais il faut composer avec les éléments et les brumes lèvent le voile sur Blomstrandhalvoya, au coeur de la Baie du Roi. Ce sera notre prochain bivouac à six-sept heures de pagaies.


Deux macareux nous regardent passer, curieux. Il faut dire que nous avons une drôle d'allure dans nos nautiraids chargés des vivres et de l'équipement nécessaire pour ce périple de quinze jours. Le bivouac est enfin en vue, une superbe plage constellée de petits icebergs, dominée par une majestueuse falaise et faisant face à un glacier étincellant, le Blomstrandbreen. Mais après plus de vingt-cinq heures debout, l'appel du duvet est plus fort que la beauté des paysages ...

L'éclaircie aura été de courte durée; deux jours de crachin et de brumes, deux jours mis à profit pour découvrir l'île. Premières rencontres avec une faune peu farouche, curieuse des intrus que nous sommes. Renard polaires, rennes et leurs jeunes, bernaches nonettes, goéland, labbes et bien d'autres animent nos randonnées comme nos moments au bivouac. S'imprégner de l'ambiance, admirer, récupérer.

Les derniers flocons, mi-neige mi-pluie, s'envolent avec le vent catabatique qui se lève et dégage le paysage bouché depuis deux jours. A deux heures de pagaies, le front du Blomstrandbreen nous attend. L'approche est prudente, les blocs de glaces instables nous incitant à une démarche respectueuse. Approcher la moraine puis, peu à peu découvrir l'immensité de glaces bleues-blanches-grises. Instants uniques.


[...]Sur une mer lisse, miroir parfait qu'aucune risée ne vient briser, nous navigons vers le Kongsbreen, le glacier du Roi. Sur nos frêles embarcations de peaux tendues sur des armatures de bois, le front glaciaire haut de plusieurs dizaines de mètres a de quoi impressioner. Partout, les icebergs, enfants du géant constellent la mer de gemmes bleutées. Nous avançons dans le fracas permanent des glaces se dilatant, coups de tonerre retentissants. La faune, quant à elle, semble d'une quiétude parfaite et nos kayaks frôlent, dans un bonheur indicible, de minuscule radeaux de glaces sur lesquelles se reposent les sternes arctiques. Dans un mouvement imperceptible nous poursuivons notre chemin jusqu'à poser la pointe de nos embarcations sur un iceberg plat. A moins d'un mètre, un jeune phoque barbu s'y prélasse, nullement inquiété de nous voir si près. Deux femelles, non loin, se laissent approcher à leur tour, aussi aisément. La crainte de l'homme n'existe pas dans ce monde dont le seigneur est l'ours.



[...]Les kayaks glissent sur le miroir des eaux glaciales encombrées par d'innombrables icebergs. Le frottement des glaces contre la coque fragile des embarcations produit un bruit sourd, inquiétant. Il faut se concentrer, éviter les chocs violents qui perceraient l'étrave ou briseraient le gouvernail. Mais malgré la tension, nous exultons d'être là. Si proche d'une nature grandiose que rien ne saurait gâcher notre plaisir.

[...]Quinze jours se sont déjà écoulés et nous avons abandonné les frêles navires pour une cabine au sein du Southern Star. Le 75 pieds, équipé pour les mers polaires, file à présent sous trinquette à près de 10 noeuds, cap au Nord.Dans l'étroit défilé qui sépare le Spitzberg de l'île Prins Karl nous attendent les morses. La colonie à terre se laisse approcher, pas inquiète de notre venue et nous partageons quelques heures avec ce seigneur des mers froides. Près d'une tonne, des défenses d'ivoire d'un mètre de haut et plus de trois mètres de long le géant impressionne et son agilité dans l'eau inspire le respect.Toujours cap au Nord nous voyons défiler glaciers, baies et fjords aux noms évocateurs Poolepynten, Magdalenabukta, Imerbukta, Raudfjord jusqu'à frôler le quatre-vingtième parallèle. Dernières terres avant le pôle ... derniers espoirs, les yeux rivés sur la berge, dans un univers où terre et mer ont des limites indéfinies, de rencontrer le maître des lieux ...